C'est la première chose que je remarque, ce silence, lourd, pesant. Malsain, presque. Je le distingue avant même d'avoir ouvert les yeux, avant même de comprendre ma situation. Je ne sais pas si je suis une habituée au bruit, la seule chose dont je suis sûre, c'est mon prénom. Nova. C'est indélébile en moi, d'autant plus que je ne me souviens absolument de rien d'autre. Je sais penser, c'est déjà ça.
Je garde les yeux clos car la chaleur qui se répand sur mon corps m'informe qu'il y a du soleil et la dernière chose que je voudrais, en plus d'être sourde actuellement, ce serait de me brûler la rétine. Je me trouve déjà dans le noir et je ne peux m'empêcher de me demander si mon audition est réellement défaillante, ou bien si le silence est présent naturellement. C'est impossible, il y a forcément la nature qui s'exprime, les oiseaux qui chantent, le vent qui souffle...
Je m'efforce de me palper difficilement les membres, de vérifier que j'ai deux bras et deux jambes et aussi étrange que cela puisse paraître, je ne reconnais pas ce corps. Je sais qu'il est à moi, mais je n'en ai aucun souvenir. C'est comme si je naissais pour la première fois. Mes mouvements sont rouillés, comme si j'avais passé des millions d'années figée dans une seule et même position.
Je passe un bras sur mon visage et cale mes yeux dans le pli de mon coude. Lentement, j'apprivoise cette lumière abondante qui m'éblouit tout de même et il me faut quelques minutes pour être complètement apte à observer ce qui m'entoure.
Bon, pour le moment, la seule et unique bonne nouvelle -en plus du soleil radieux- est que je ne suis pas malvoyante. En tentant de me lever, je m'aperçois qu'il est trop tôt pour demander un tel effort à mon corps. Je dois réfléchir, comment je suis arrivée là, déjà ? Et puis, j'étais où, avant d'être ici ? J'étais avec qui, je faisais quoi... j'étais qui ? Ces questions me font tourner la tête encore plus que ma tentative d'être bipède. Mais je ne suis pas du genre à me laisser abattre et avec toute la volonté du monde, je tente une nouvelle fois. Bingo. Je suis debout. Chancelante, mais debout.
J'aperçois une ville au loin et mon premier objectif est de la rejoindre afin de rencontrer des gens. Peut-être même aller à l'hôpital, mine de rien, on ne devient pas amnésique d'un coup sans raison. J'ai probablement une famille et des amis qui s'inquiètent pour moi ! Enfin, ces pensées ne m'évoquent rien de particulier, je suis peut-être seule, aussi.
Cet endroit est tellement étrange, j'ai comme l'impression de vivre dans un tableau. Tout est si calme, si... non. C'est foutrement flippant, je commence d'ailleurs à avoir un peu la trouille et trouver quelqu'un serait bien rassurant.
Soudain, un bruit. Je me retourne et aperçois une très belle femme arriver vers moi, l'air aussi égaré que moi.

« Salut... Euh, tu vas bien ? Tu sais où on se trouve par hasard ? »

J'ai mille et une questions à lui poser mais j'imagine qu'elle est dans le même état que moi et je ne voudrais surtout pas la brusquer. Il ne manquerait plus que ça, qu'elle prenne peur et qu'elle se tire en me laissant en plan.

La jeune femme est dans un sale état, sans vouloir la juger. A voir sa tenue, elle n'est pas rentrée dans une douche depuis un moment, mais le plus choquant reste sa maigreur. On peut presque voir en son travers, tant elle est mince ! Ses os sont particulièrement saillants au niveau de ses clavicules et ses joues sont si creuses ! Je suis choquée par tant de pauvreté. Les gens de la ville vont sûrement l'aider, elle aussi, je me dois de l'amener avec moi, si elle est capable de marcher un peu. Ca n'a pas l'air gagné, j'ai peur qu'elle se casse en deux ou qu'elle décède dans la minute. Elle n'a vraiment pas l'air d'aller bien et sa question ne peut que me le confirmer, lorsqu'elle me demande de l'eau.

« Non, je n'en ai pas, malheureusement. Il m'est arrivé un truc bizarre... »

Je suis interrompue par une jeune femme qui se présente à nous. Elle a l'air en meilleure forme que ma première interlocutrice ! Elle sera sans doute en mesure de nous aider. Je jette un oeil vers la ville un peu plus loin. Nous n'en sommes pas si loin, en quelques minutes nous devrions pénétrer ses murs et trouver un endroit où nous hydrater. C'est vrai que je meurs de soif, moi aussi !
La nouvelle venue nous informe qu'elle est perdue, elle aussi et je hausse un sourcil. Merde, moi qui pensais qu'elle allait nous aider ! Mais ce n'est pas le plus effrayant. Non, ce qui accélère les battements de mon coeur, c'est ce que dit la jeune femme à terre. « Tu es perdue, comme nous. » Nous. Ca veut dire qu'elle aussi, elle est perdue. A côté de la ville. Je ne comprends pas, il y a quelque chose qui cloche.

« Comme nous ? Tu veux dire que toi aussi, t'es perdue ? Ca fait longtemps ? Comment ça se fait que tu n'as pas été demander de l'aide en ville ? »

Je ne panique pas encore tout à fait, mais je suis dans l'incompréhension la plus totale et j'ai très envie de tirer tout ça au clair. D'accord, l'ambiance qui règne ici est extrêmement flippante, d'accord, je viens de tomber sur deux femmes tout autant paumées que moi, d'accord, l'une d'elle est à deux doigts de mourir si elle ne boit pas dans l'heure qui vient. Je ne vois aucune raison de s'alarmer... quoi qu'il arrive, je ne dois pas céder à la panique. Je veux comprendre avant. C'est quoi, ce bordel ?

Si je suis pleine d’incertitudes et que cela se ressent sur ma façon de poser des questions, -peut-être un peu trop précipitées- la nouvelle venue me le fait vite savoir.  « Doucement… Je pense qu’il faut y aller doucement… » Je lui jette un regard embarrassé. Elle a raison, je suis allée un peu vite, mais en même temps, j’ai tellement de questions ! La première jeune femme prend tout de même la peine de me répondre. « Cela fait plus d'une semaine que je suis ici, depuis mon réveil. La ville a été ma première destination, mais il n'y a personne, tout est mort ici ! » J’ai du mal à comprendre ce qu’elle vient de dire. Comment ça, il n’y a personne en ville ? Et qu’a-t-elle fait depuis son réveil ? Je me retiens de l’asséner de toutes mes interrogations et l’observe en silence. « Tu ne trouveras aucune réponse pour le moment, enfin du moins cette foutue terre n'a aucune envie de t'en donner pour le moment. » L’autre femme poursuit.  « Si on rassemble le peu de chose qu’on a vécu, ce qu’on a vu, ressentis depuis notre réveil peut être qu’on trouvera quelques réponses ou… »  J’attends une suite, quelque chose qui pourrait nous être utile et qui nous sortirait de là. Elle est tout autant perdue que nous mais j’ai une lueur d’espoir au fond de moi et j’attends, pendue à ses lèvres.« Ou j’en sais rien. » Choc. Un peu prévisible tout de même, mais j’ai l’impression de me prendre un mur. C’est normal, après tout, elle n’a aucune réponse non plus. Cependant, son idée est loin d’être bête, la mise en commun de nos déboires va forcément nous aider, bien que je n’aie pas grand chose à raconter, faute d’avoir beaucoup vécu depuis mon réveil. « Je suis sûre d’une seule chose personnellement, c’est d’un prénom et surement le mien : Calypso. » C’est vrai, elle marque un point. J’ai un souvenir moi aussi : mon prénom. « Moi, c’est Nova. Je ne sais pas non plus si c’est vraiment mon prénom à moi, mais c’est le seul que je connaisse et qui me semble familier. Et je viens tout juste de me réveiller, ça doit faire une vingtaine de minutes à présent. » La première jeune femme se redresse et je peux voir la difficulté dans ses gestes. Elle prend la parole à son tour. « C'est pareil pour moi, la seule chose que je me souvienne est mon prénom, Abbadon. Le reste, c'est le néant complet. Je croyais retrouver de la mémoire après quelques jours, mais rien. Je n'ai pas vu de pluie depuis que je suis arrivée ici et il y a rien aux alentours à part cette foutue ville ! » La panique me titille de loin. Pas de mémoire, pas de pluie. Personne en ville. C’est quoi ce bordel ? « Comment as-tu survécu jusqu’à aujourd’hui ? Je veux dire, personne ne peut vivre sans eau pendant une semaine, c’est dingue ! » Probablement une question mal appropriée à la situation, une fois de plus, mais elle sort de ma bouche sans que je ne puisse la retenir. « Est-ce que vous voulez qu’on aille en ville ? Si nous sommes ici, peut-être que d’autres se sont réveillés là-bas ? »